Marcher à Chandigarh

Suite aux précédents articles sur les déplacements à Chandigarh et sur les pistes cyclables, nous allons préciser nos observations et réflexions sur les infrastructures piétonnes et la marche. Nous l'avons déjà évoqué, ce n'est pas le fort de cette ville malgré un fort potentiel. Essayons de comprendre pourquoi et de voir quelles actions seraient susceptibles d'améliorer la situation.

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Chandigarh, la ville des trottoirs hagards

Encore une fois démarrons cet article par un retour en arrière. Le Corbusier est venu en Inde, probablement avec quelques idées sur le sous-continent, son savoir-faire et son expérience des villes occidentales. Plus que tout, Chandigarh incarne le modernisme dont Le Corbusier s'est fait le théoricien et le chantre et, qui par nature, s'embarrasse peu du passé ni de la culture. Soixante villages ont été achetés par le gouvernement pour la construction de la ville nouvelle et ceux qui se trouvaient dans le plan sectoriel ont simplement disparus ... Par ailleurs, dessiner Chandigarh en partant d'une feuille blanche (ou presque) permettait à son concepteur d'appliquer des motifs urbains occidentaux qu'il aurait été difficile de mettre en œuvre dans une ville indienne existante.

L'absence de trottoir oblige à un partage de la route, une pratique courante en Inde - Secteur 8

L'absence de trottoir oblige à un partage de la route, une pratique courante en Inde - Secteur 8

C'est essentiellement pour cette raison, et contrairement à la majorité des villes indiennes, que Chandigarh s'est trouvée équipée de trottoirs ! Mais le Corbu s'est éteint avant la construction de la ville et ses successeurs n'ont pas su honorer le plan initial de la mise en place d'un réseau piéton continu. De l'aveu même de l'administration, "the pedestrian pathways for linking different sectors through open green spaces from north to south have largely remained on paper" (extrait du master plan 2031, chapitre Traffic p.252).

Et on peut comprendre ce scepticisme à construire des infrastructures piétonnes lorsqu'aucune ville indienne n'en a, jusque-là montré, l'utilité ! Pourtant, il semble que c'est une décision en demi-teinte qui a été prise par l'administration de Chandigarh : la poursuite du projet initial, auquel elle est très attachée, sans se préoccuper des contraintes de réalisation qui sous-tendent à l'usage de ces infrastructures et conduisent par conséquent à une situation univoque : le quasi abandon de la marche à pied.

Le trottoir, un objet enfin utile ...

Avec le temps, l'administration de Chandigarh comme les habitants ont su trouver une utilité aux trottoirs. On y affiche de l'information (voir illustration) en faisant obstacle aux piétons, on y installe des bouches d'évacuation d'eau pluviale qui empiètent sur la moitié ou les 3/4 de sa largeur (voir illustration), ils servent de socles à l'installation de boîtiers électriques et numériques, et servent bien d'autres usages encore.

Le plan du secteur est installé de telle sorte que le piéton doit nécessairement faire quelques pas sur la route avant de pouvoir reprendre son trajet sur le trottoir - Secteur 9 / Une bouche d'évacuation d'eau pluviale ampute le trottoir des 3/4 de sa largeur - secteur 17

➊ Le plan du secteur est installé de telle sorte que le piéton doit nécessairement faire quelques pas sur la route avant de pouvoir reprendre son trajet sur le trottoir - Secteur 9, ➋ Une bouche d'évacuation d'eau pluviale ampute le trottoir des 3/4 de sa largeur - secteur 17

Les habitants, eux, y garent leur voitures bien sûr, mais pas seulement ... ils y installent une guérite pour le gardien qui surveille la propriété dans les quartiers les plus chics ou encore aménagent des parterres, y plantent du gazon, entreposent des matériaux de construction pour un chantier, ...

Un classique, une voiture est garée sur le trottoir - Secteur 9

Un classique, une voiture est garée sur le trottoir - Secteur 9

D'autres obstacles, plus subtils et perfides, se mettent au travers des parcours piétons. De nombreux trottoirs sont en mauvais état, les pavés autobloquants utilisés ont bien souvent des différences de niveau importantes (y compris juste après réfaction), et de nombreux obstacles et dangers sont aux sols : pierres, câbles, appareils de mesure de pression (voir illustration ci-dessous), trous, ...

Des obstacles supplémentaires, ici un appareil de mesure de pression (hors d'usage comme tous ceux croisés) - Secteur 8

Des obstacles supplémentaires à la marche, ici un appareil de mesure de pression (hors d'usage comme tous ceux croisés) - Secteur 8

Tout cela appelle à la plus grande vigilance lorsque l'on marche ... et paradoxalement, le piéton s'expose bien davantage au danger que l'automobiliste, même sur l'infrastructure qui lui est réservée.

Des passages-piétons qu'on ampute

Les passages piétons sont traités sans plus de soin que les trottoirs : ils sont parfois placés juste devant des bouches d'évacuation d'eau pluviale, bien souvent aucun nivellement n'est fait et dans certains cas les aménageurs semblent davantage préoccupés par la régulation du trafic des véhicules que par le piéton lui-même. La régulation du trafic des véhicules et notamment des 2 deux-roues est incontournable mais les équipements piétons qui en résultent questionnent sur l'utilité effectivement rendue aux usagers.

Des passages piétons à Chandigarh

❶ Un passage piéton situé à une intersection du secteur 5, sans nivellement au niveau du terre-plain central, ❷ la largeur d'un passage piéton réduite à sa portion congrue en son centre

Mais souvenez-vous, les règles de circulation indiennes placent le piéton en bas de l'échelle, et la simple présence d'un passage piéton n'arrêtera aucun véhicule ! Dès lors, on comprend que l'arbitrage par les aménageurs n'est pas simple.

Si la question des passages-piétons est à part en raison du système hiérarchique établi des déplacements, des efforts sont néanmoins souhaitables et réalisables tant dans le traitement des trottoirs que dans celui des franchissements.

Un manque de continuité piétonne entre les secteurs

Nous avons déjà évoqué la difficulté de traverser les artères principales de la ville (les V2/V3) car elles sont composées de 2x3 voies séparées par une barrière centrale empêchant ainsi le passage d'un secteur à un autre, exceptés en 2 ou 3 points : aux extrémités du secteur et parfois en son centre. Les passages centraux ne sont pas systématiques et sont surtout peu pratiques et dangereux. Le passage est étroit, des plots métalliques sont disposés pour éviter que les deux-roues ne traversent et la bande qui sépare les voies de circulation et sur laquelle les piétons doivent souvent patienter, ne fait qu'un mètre de large.

L'administration a commencé à remédier à ce problème de franchissement en créant des passages souterrains entre certains secteurs stratégiques. Il en existe deux à ce jour :

  • le passage entre le secteur 22 et le secteur 17 (qui réunit la station de bus et un espace commercial central apprécié des habitants) ;
  • le plus récent passage, qui relie le secteur 17 au Rose Garden (secteur 16). Ce dernier est également accessible aux fauteuils roulants.

Un troisième aménagement est prévu entre le secteur 14 où est installée l'Université du Punjab, et le secteur 12 sur lequel on trouve le Postgraduate Institute of Medical Education and Research (PGIMER) Hospital. Le projet semble prendre un peu de retard en raison d'un appel d'offres infructueux - quel plaisir, au passage, de voir que cela arrive ici aussi ... ;-)

Vue sur la rampe d'accès du passage souterrain reliant le Rose Garden au secteur 17

Vue sur la rampe d'accès du passage souterrain reliant le Rose Garden au secteur 17

Mais les franchissements souterrains coûtent chers (9 crores* - ou 90 millions de roupies - pour l'underpass 16-17, 7,2 crores prévus pour l'underpass 12-14, soit 72 millions de roupies) et il n'est pas concevable de doter la ville de tels équipements pour chacun des secteurs.

Zoom sur le passage souterrain qui relie le secteur 17 au Rose Garden

Avec sa rampe en pente douce, son amphithéâtre d'une capacité de 100 personnes, son design moderne, ses murs dédiés à la peinture, ses sculptures, le souterrain qui relie le secteur 17 au Rose Garden est magistral ! C'est un équipement d'ampleur et bien qu'il semble aujourd'hui très sous-utilisé pour la marche, il accueille des activités créatives et artistiques plutôt rares à Chandigarh. Des jeunes viennent y danser ou faire du sport, à l'ombre et dans la fraîcheur de la galerie. Parfois des expositions y sont organisées ... avec l'objectif double d'avoir un lieu d'accueil agréable et de promouvoir l'infrastructure.

Le passage souterrain entre le secteur 17 et le Rose Garden - lieu de créativité artistique - permet de traverser Jan Marg

Le passage souterrain entre le secteur 17 et le Rose Garden, lieu de créativité artistique, permet de traverser Jan Marg en sécurité

Quelles options plus économes restent-ils pour améliorer les continuités piétonnes entre les différents secteurs et la sécurité des marcheurs ? J'y vois la possibilité d'offrir des passerelles piétonnes (et pourquoi pas cyclables) simples. Mais il semble que l'option soit écartée car la population n'en adopterait pas l'usage ... L'argument résonne étrangement, d'abord car elle n'en aurait pas le choix - compte tenu de la configuration actuelle - mais aussi car écarter cette possibilité revient à la priver de sécurité. D'autres villes indiennes, ont fait ce choix, comme l'illustre l'exemple de Kolkata. A minima, un aménagement de ce type pourrait avoir une valeur démonstrative et acter à terme la généralisation, ou non.

Des perméabilités incertaines et méconnues

Nous avons beaucoup écrit sur la difficulté de franchissement des principales voies de circulation - et l'avons même précédemment illustrée en vidéo. Mais les problèmes de franchissement ne portent pas que sur les grandes voies de communication. En effet, en raison de sa structure par secteur ainsi que des choix d'aménagement, des défauts de perméabilités piétonnes sont souvent constatés au sein même d'un secteur ou en limite extérieure - pour passer d'un secteur à un autre.

Dans le premier cas, les indiens savent faire preuve de pragmatisme et adapter l'infrastructure pour satisfaire leurs besoins. A titre d'exemple, on observera que le mobilier urbain est parfois "adapté" pour mieux se plier à l'usage des habitants.

Mur d'enceinte en façade est du secteur 20 avec quelques points de passage permettant de relier la route Sukhna Path et le secteur 30

❶ Une adaptation du mobilier urbain pour faciliter l'enjambement - au sud du secteur 8
❷ Une sortie aménagée par les usagers de la Leisure Valley - secteur 10

Il est intéressant de noter que ces aménagements opérés par les usagers sur des lignes de désir souvent bien marquées ne font l'objet d'aucune rénovation, et on peut imaginer que tout le monde s'en satisfait. Le "pliage" comme activité urbaine pourrait faire, en Inde, l'objet d'une étude complète.

Le manque ou la méconnaissance des perméabilités en limites de secteurs sont plus problématiques car ils impliquent des déplacements plus longs ou des trajets susceptibles de ne pas aboutir selon les choix effectués. A titre d'exemple, pour se rendre du point A au point B, depuis le secteur 19 jusqu'au secteur 18 deux options sont possibles :

  • Le circuit bleu fait plus de 1 200 mètres ;
  • Le circuit orange divisera la distance parcourue par 3 (430 mètres), à condition d'avoir connaissance de la sente piétonne.

Des chemins alternatifs

Deux chemins alternatifs : l'un utilisant les voies de communication classiques (bleu), le second (orange) utilise un chemin piéton - entre le secteur 18 et le secteur 19

Les habitants ont bien sûr connaissance des raccourcis de proximité mais si on souhaite encourager et généraliser la marche en ville et sur de plus longue distance, il est nécessaire de faire connaître les zones perméables dès qu'elles existent ! Encore une fois, la cartographie est un bon outil pour ça, même si ce n'est pas le seul - une signalétique piétonne simple pourrait par exemple être envisagée. Et OpenStreetMap est certainement le plus adapté car il permet de le faire de manière collaborative et garantit un rendu accessible à tous !

Mur d'enceinte en façade est du secteur 20 avec quelques points de passage permettant de relier la route Sukhna Path et le secteur 30

Des limites séparatives infranchissables, hormis via quelques points de passages.
❶ Photo prise depuis le secteur 20, en direction deSukhna Path, ❷ photo prise dans la direction opposée, depuis le secteur 30

C'est ainsi que, à titre exploratoire, j'en ai ajouté moi-même quelques unes (formelles ou informelles) dans le but de les faire connaître et de proposer des itinéraires alternatifs, comme l'illustre la carte ci-dessus - les chemins piétons récemment ajoutés sont visibles en pointillés marron dans OpenStreetMap.

Alors Chandigarh, ville marchable ou non ?

De ce constat que nous dressons ensemble, je préfère conclure que, en dépit des nombreux défauts relevés, le réseau pédestre de Chandigarh a l'avantage d'exister pour parties, et d'avoir permis une forme de sanctuarisation foncière à partir de laquelle il est toujours possible de concevoir un réseau plus fonctionnel et efficient. Et c'est clairement l'enjeu de cette ville qui s'est engagée il y a peu à la neutralité carbone à horizon 2030 et dont le secteur de la mobilité devra mener une petite révolution dans un laps de temps court !

Le réseau cyclable, souvent partagé avec les marcheurs est un atout en plus. Et en complément, les nombreux espaces verts qui parsèment la ville sont autant d'encouragements à la marche à pieds car ils ont ouverts, traversants, ombragés et très plaisants. Vous pouvez déjà consulter les trois articles de l'ami JPF, expert ès sociotopes, sur le sujet. Un prochain article viendra compléter son propos sur ce site.

Pour relativiser encore, sachez qu'en 2008, Chandigarh se hissait à la première place du classement des "wakable cities" indiennes avec un indice de performance de 0,91 (contre 0,52 pour la moyenne des 30 villes observées) ... On pourrait en déduire que je dresse un portrait sévère de la ville où que ce classement n'est pas très sérieux. Peut-être même les deux ... J'en retiendrai pour ma part a) qu'il faut toujours se méfier des classements b) que dans le domaine de la marche comme dans d'autres, Chandigarh fait mieux que les autres villes indiennes mais qu'elle peut et qu'elle doit en faire davantage encore !

Pouvoir jouir d'un cadre agréable, un moteur à la marche - secteur 25

Pouvoir jouir d'un cadre agréable, un moteur à la marche - secteur 25

Il y a quelques années, Sanjeev Sabhlok, pendant son séjour à Kochi dans l'État du Kerala, signait un article au titre aussi réducteur qu'excessif dans le Times of India : "Till India can build a footpath, it will remain a Third World nation". Je ne sais pas jusqu'à quel point la provocation est utile mais je rejoins néanmoins son auteur sur plusieurs points :

  • les chemins piétons sont des biens publics mis à disposition par les gouvernements, et j'ajouterai que Chandigarh, qui fait le choix d'investir dans les infrastructures piétonnes, a certainement les moyens de faire mieux sans multiplier les dépenses ;
  • leur absence pénalise davantage les pauvres qui doivent marcher pour aller au travail. Une Smart City se doit avant tout d'être une ville inclusive, elle doit certes prendre en compte les hommes, les femmes, les transgenres et les non binaires, telle qu'elle le fait aux côtés de son partenaire français dans le cadre du programme "City for all" mais elle doit aussi poursuivre son travail d'inclusion des populations les plus pauvres, puisqu'on ne peut jusque-là affirmer que c'est une réussite.

Marcher pour comprendre le potentiel et mieux apprécier la ville

L'absence de politique cyclable et / ou piétonne favorise les déplacements en voiture et entraîne des conséquences environnementales désastreuses et désormais bien documentées en termes d'émission de GES, de qualité de l'air, de nuisances sonores et de santé. Elle conditionne aussi l'usage de la ville, son fonctionnement à différentes échelles et donc la façon dont elle est vécue par ses habitants ou plutôt dont elle s'impose à eux.

Un mouvement de reconquête des rues s'observe dans plusieurs grandes villes du monde entier et c'est une condition sine qua non à la restauration d'une condition urbaine acceptable et soutenable, laissant moins de place à la voiture et aux pollutions et plus de place à la santé, aux rencontres, à la créativité. Un récent article de l'Institut Paris Région s'intéresse à ce qui "fait" ou non une ville marchable. Il plaide, d'une manière que je qualifierais d'universelle, pour des espaces publics de qualité et une approche sensible de la marche.

Freins et incitations à la marche à pied (source : Institut Paris Région)

Freins et incitations à la marche à pied - Source : Institut Paris Région

Définir ce qu’est une ville marchable ne signifie pas créer un modèle urbain standardisable qui vouerait tous les espaces publics à l’uniformisation. C’est plaider pour une approche sensible de la marche et de l’aménagement qualitatif des espaces publics. Renverser le regard et partir des piétons, plutôt que des flux automobiles.

La démarche "Healthy streets" qui aborde le sujet sous le prisme de la santé, met également en avant l'approche sensible et propose des critères de travail et évaluation pour rendre nos villes plus vivables : everyone feels welcome, easy to cross, shade and shelter, places to stop and rest, not too noisy, people choose to walk and cycle, people feel safe, things to see and do, people feel relaxed, clean air.

Malheureusement, aucune des études ou outils mentionnés ici ne donne de pistes d'action pour une meilleure considération politique du sujet, pourtant un préalable à toute amélioration. Marcher avec les élus et le personnels administratifs seraient probablement une expérience utile !

Comme pour le vélo, le Comprehensive Mobility Plan de la Tricity (Chandigarh-Panchkula-Mohali), actuellement en cours d'élaboration, donnera une idée de l'importance accordée à la marche dans les prochaines années et décennies. A moins que ce ne soit le coût du carburant et plus globalement la crise énergétique qui rebatte les cartes de la mobilité à Chandigarh comme ailleurs ...


* Si vous souhaitez en savoir plus sur la façon de compter en Inde, jetez un oeil ici : https://en.wikipedia.org/wiki/Indian_numbering_system

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