Le meilleur indicateur, c'est souvent les yeux qui piquent, la gorge qui se resserre ou encore un mal de tête persistant. En général, l'odeur ambiante nous informe sur la cause des symptômes. Par nature diffuse, la pollution de l'air est un problème majeur en Inde, dont il est difficile de se protéger et pour lequel les politiques publiques restent jusque-là inefficaces.
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Préambule : la pollution de l'air est un sujet complexe, difficile à mesurer, difficile à spatialiser et dont les impacts environnementaux et sanitaires sont difficiles à évaluer de manière fine. Cet article ne prétend pas à l'exhaustivité et pourrait être discuté. Il fait état de quelques constats partagés et livre quelques réflexions sur ce sujet aussi passionnant qu'inquiétant.
Pollution atmosphérique en Inde, l'ampleur d'un phénomène
La qualité de l'air en Inde est globalement très préoccupante. L'OMS estime qu'un million de morts est attribuable à la pollution atmosphérique chaque année dans le pays. Une récente étude publiée dans The Lancet estime cette mortalité à 1,67 millions en 2019, soit environ 17 % du nombre total annuel de morts.
La plupart des grandes villes suffoquent et certaines régions sont très impactées. La cartographie annuelle de polluants atmosphériques montre des zones de concentration importante notamment au Nord de l'Inde, les polluants étant retenus par un obstacle naturel, la chaîne Himalayenne. Les régions et villes littorales bénéficient des vents qui favorisent la dispersion. D'autres régions, sont, pour des raisons géographiques et en raison des modes de vie et activités exercées (ou non, plutôt), moins fortement touchées par le phénomène sans être complémentent épargnées : citons le Jammu Kashmir, le Ladakh, le Sikkim, certains États du nord-est et le récent État du Telangana. Ajoutons qu'une variabilité saisonnière plus ou moins forte de la pollution atmosphérique s'observe en fonction des régions et climats, et des caractéristiques météorologiques tels que la température, l'ensoleillement, l'humidité. En période de mousson à Chandigarh, la concentration de RSPM (Respirable Suspended Particulate Matter) est réduite d'un-tiers ou de moitié par rapport au reste de l'année.
Capture d'écran de l'application IQAir - Un jour comme un autre dans la région de Chandigarh
La pollution atmosphérique en Inde est régulièrement et largement relayée par les médias occidentaux. Les dépassements sont, dans le sous-continent, sans commune mesure avec ce qui peut être observé en France. Cette dernière se soumet aux recommandations de l'OMS, qui a abaissé les seuils en 2021. L'inde a établi ses propres standards, plus permissifs - voir ci-dessous. En effet, lorsque les seuils sont dépassés pourquoi ne pas les relever ? C'est une pratique simple et courante, brillamment appliquée par le gouvernement japonnais après l'accident de la centrale nucléaire de Fukushima qui, en changeant la dose limite radiologique réglementaire pour le public de 1 à 20m Sv/an, a ainsi évité de nombreuses évacuations de population.
Polluant | OMS 2021 - Annuel (μg/m³) | OMS 2021 - 24H(μg/m³) | Standard Indien - Annuel (μg/m³) | Standard Indien - 24H (μg/m³) |
---|---|---|---|---|
NO2 | 10 | 25 | 40 | 80 |
PM10 | 15 | 45 | 60 | 100 |
PM2.5 | 5 | 15 | 40 | 60 |
O3 | - | 100 | - | 100 (8h) / 180 (1h) |
Comparaison des seuils établis par l'OMS et des seuils indiens, sur quelques polluants - source CPCB
40 ans de politiques publiques en faveur de la qualité de l'air
L'entrée de la qualité de l'air dans la sphère politique remonte à 1981, avec l'adoption du Air Act qui matérialise la prise de compétence sur l'Air du Central Pollution Control Board (CPCB) créé dans la décennie précédente. Les actions et renforcements législatifs en sa faveur se sont succédés jusqu'en 2019, année clé durant laquelle le gouvernement central a lancé le National Clean Air Programme (NCAP) dans le but d'étendre les mesures de polluants en zones urbaines comme en zones rurales. En adoptant le NCAP, il s'est surtout fixé comme objectif de réduire de 20 à 30 % les concentrations de PM2.5 et PM10 à l'horizon 2024 (année de référence 2017). Les efforts de réduction sont essentiellement confiés aux villes (122 concernées) qui doivent mettre en place un programme d'actions opérationnel.
Evolution des émissions de PM2.5 en Inde depuis 1970 - source CEEW
S'il est trop tôt pour juger de l'efficacité du NCAP, les tendances observées ces dernières années ne semblent pas permettre d'atteindre cet objectif, aussi souple soit-il. La situation n'est pas sans rappeler l'accord de Paris conclus lors de la COP21, aussi ambitieux que nécessaire mais dénué de toutes mesures coercitives.
Les causes de cette pollution
Les pratiques agricoles - brûlis - sont bien souvent citées comme des sources de pollution importantes, notamment dans le nord-ouest de l'Inde, où se trouve l'État du Punjab - grenier de l'Inde, alors accusé de déverser ses particules fines sur la capitale en brûlant ses chaumes, résidus de culture. Bien qu'une évolution législative serait susceptible de mettre fin aux brûlis par simple interdiction, elle pénaliserait financièrement les paysans et surtout, serait une impasse politique à laquelle les élus soucieux de leur réélection ont renoncé. Une subvention apportée aux pollueurs (comprendre les fermiers punjabis et haryanis) par ceux qui subissent la pollution (comprendre les résidents de Delhi) a même été envisagée. Je ne crois pas à ce jour que le mécanisme soit en place, même si d'autres subventions du gouvernement central ont vu le jour pour "moderniser" l'agriculture, c'est à dire la motoriser. Mais la motorisation agricole en Inde est loin d'être évidente : les exploitations sont de petites tailles (en 2010, la surface moyenne des fermes était estimée à 1,16 ha), l'investissement est jugé trop lourd, la crainte d'une baisse de rendement ou encore l'augmentation des prix du carburant ces derniers mois (source).
L'économie met du charbon dans les poumons
Alors qu'une forte attention est portée sur agriculteurs, le CEEW - Council on Energy, Environment and Water, organisme indépendant basé à Delhi travaillant sur les sujets environnementaux et à la source de nombreuses publications sur le sujet, a récemment publié l'étude éclairante « What is Polluting India’s Air? » pointant d'autres causes. Plusieurs observations en ressortent :
- il manque en Inde une base de données nationale sur la qualité de l'air susceptible de guider des politiques publiques - elle est à concevoir
- il est impératif d'agir avant même que cette base de données ne soit constituée
- une approche comparative de 5 bases de données existantes (3 inventaires globaux : EDGAR, ECLIPSE, REAS) et 2 inventaires domestiques (SMoG et TERI) sur les polluants suivants PM2.5, NOx , SO2 et CO affichent des écarts de 25 % environ sur les totaux émis. Sur les PM10, les variations sont de 37 % !
- les principales variations (et donc incertitudes) observées concernent le secteur de l'énergie, du transport et des résidus de brûlage agricole.
Variations par secteur autour des émissions de polluants en Inde - Source CEEW
Quelque soit le niveau d'incertitude autour des émissions proposées par les différents modèles, l'étude révèle que :
- le secteur industriel est un des principaux émetteurs de PM2.5 SO2 et NOx ;
- le secteur de l'énergie est un des principaux émetteurs de NOx et de SO2 ;
- et enfin, le secteur résidentiel compte pour beaucoup dans l'émission de particules fines (premier secteur émetteur de PM2.5, suivi de l'industrie).
Hors bien peu d'efforts semblent être faits dans les secteurs sus-cités. Le secteur industriel représente 85 % de la consommation totale du charbon et l'intensité carbone du secteur n'a pas baissé depuis 1994. Quels efforts de réduction sont promus dans l'industrie au niveau central ? Quelles politiques systémiques ont été mises en oeuvre ces dernières quarante années pour réduire les pollutions du secteur industriel alors en pleine croissance ? Hormis quelques projets isolés, elles sont peu visibles.
La production d'électricité, reposant majoritairement sur le charbon multipliée par 5,5 depuis 1990
Côté production d'énergie, 75 % de la fourniture d'électricité est assurée en Inde par du charbon. Et ce même charbon répond à 75 % de la demande énergétique globale (source IEA). C'est, du point de vue de la qualité de l'air, la pire énergie qui puisse être utilisée et l'extension urbaine a rapproché les lieux de vie des centrales thermiques. Certaines d'entre elles ont mis en place des process de lavage de charbon avant combustion et de filtrage des fumées pour limiter les impacts atmosphériques. Mais ça ne suffit pas - sur l'exploitation du charbon en Inde, voir l'article de mediapart.
Seul le secteur résidentiel semble avoir fait l'objet d'efforts importants les dix dernières années, bien qu'il ne représente qu'à peine 5 % des émissions de gaz à effet de serre et par déduction simplificatrice et très imparfaite, des émissions de polluants atmosphériques. A quelques exceptions près, l'Inde ne chauffe pas ses logements. Les émissions atmosphériques du secteur sont donc essentiellement celles relatives à la cuisine. Une récente étude du CEEW déplore un manque de données détaillées mais indique que, selon l' India Residential Energy Survey (IRES) 2020, 85% des ménages ont accès aux gaz pour cuisiner - contre 28 % en 2011. L'organisme précise que plus de la moitié des ménages en zone rurale continue d'utiliser de la biomasse solide comme combustible - notamment car il est disponible et gratuit. Le kérosène reste aussi un combustible fréquemment utilisée, notamment en street food.
Le gaz pollue moins mais reste une énergie fossile ... Le gouvernement central souhaite explorer la possibilité de cuisiner grâce à l'énergie solaire. Depuis plus de 20 ans, la solar kitchen d'Auroville sert des milliers de repas par jour grâce au soleil.
Entre perception et objectivité, la qualité de l'air à Chandigarh
Chandigarh est une ville qui présente une qualité de vie exceptionnelle : à taille humaine, agréable, végétale, fonctionnelle, économiquement riche. Nombreux sont les résidents qui viennent à Chandigarh pour échapper à la pollution et à l'intensité de Delhi.
Il faut comprendre que notre approche à la qualité de l'air est certes sensible (perceptions et symptômes) mais aussi relative. Venant de Delhi ou d'autres grandes villes indiennes, Chandigarh est une ville avec un air "sain". Le ciel bleu y est visible, ce qui est exceptionnel à Delhi comme dans d'autres villes indiennes. Toutefois, l'indice de pollution atmosphérique est à Chandigarh bien supérieur aux recommandations de l'OMS (sur l'image ci-dessous 14,4 fois pour les PM2.5).
Capture d'écran de l'application IQAir - Un dépassement important en PM2.5, un jour comme un autre à Chandigarh
Cela reste un non sujet pour les résidents qui ici ne se soucient pas de la qualité de l'air. Le brûlage des déchets plastique en fin de journée est fréquent quelque soit la saison et le feu est le meilleur moyen de se réchauffer pendant l'hiver où les températures peuvent tomber jusqu'à 5° c et où les maisons ne sont ni isolées, ni équipées de chauffage central - les mois de novembre, décembre et janvier sont les plus pollués.
Avec 50 villes, Chandigarh a rejoint le programme APnA "Air Pollution Knowledge Assessment", qui à pour but de produire un cadre méthodologique d'estimation de la pollution atmosphérique urbaine (plus de détails ici). L'évaluation menée en 2017 dans ce cadre montre que :
- la moyenne annuelle des concentrations de PM2.5 est de 58.1 ± 6.9 μg/m³, soit plus de 11 fois supérieure aux recommandations 2021 de l'OMS ;
- 50 % de ces concentrations sont directement liées à la ville avec des contributions importantes du transport, de la cuisine et du chauffage, et du brûlage des déchets ;
- La seconde moitié des émissions est due à des sources extérieures dont les centrales thermiques à charbon, les fours à briques et les brûlis agricoles saisonniers. 160 fours à briques sont inventoriés dans son bassin atmosphérique. Leurs combustibles sont du charbon, des déchets agricoles et parfois même des pneus usagés ...
Résultats du programme APNA pour la ville de Chandigarh
Également concernée par le NCAP, la ville de Chandigarh a élaboré un programme d'actions pour rendre son air plus propre. Mais le CEEW qui a étudié la teneur des programmes des villes soumises à cette obligation ainsi que leur gouvernance relève de nombreux points faibles dans la mise en œuvre : une collection de mesures sans objectifs ni priorités, à l'exception de Delhi pas de mandat légal d'implémentation de ces plans, pas de calendrier fixé ou encore un risque de fragmentation important et une délimitation trop floue des responsabilités.
Ce que la pollution atmosphérique fait à la ville et à ses habitants
La pollution atmosphérique est une catastrophe sanitaire et nous n'en détaillerons pas ici les différentes conséquences. Les pouvoirs publics se sont saisi du sujet et les ambitions de Chandigarh en matière de transition énergétique, de neutralité carbone (objectif fixé à 2030) et de pollutions atmosphériques sont fortes. Si le problème est bien posé, agir sur l'une de ces thématiques conduit mécaniquement à concourir aux objectifs des deux autres. C'est le cas, par exemple, de la mise en place d'un service de vélo en libre service qui doit à la fois réduire la consommation d'énergie fossile ainsi que les émissions de GES et les émissions de polluants associées.
Des mesures publiques symboliques et visibles mais inadaptées
La ville de Chandigarh a choisi de rendre visible sa politique de lutte contre la pollution atmosphérique dans le paysage urbain. Comme l'a fait Delhi auparavant, la municipalité a installé un purificateur d'air à l'entrée de la ville. Trônant sur un rond-point de Madhya Marg (artère principale reliant la ville aux principales infrastructures de transport), cette tour de 24m de haut (bien sûr plus haute que celle de la capitale ...) est censée soustraire les PM2.5 et PM10 de l'air ambiant dans un rayon de 500 mètres et les premiers résultats évoquent une baisse de 70 à 80 % mais ne précisent pas ou sont réalisées les mesures ... Cette réponse symbolique ne permettra ni de baisser les consommations d'énergie ni de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Permet-elle seulement de lutter significativement contre la pollution atmosphérique ? Rien n'est moins sûr.
D'autres mesures prises à Delhi sont consternantes ... Lorsque l'indice de pollution est jugé trop fort, le gouvernement ferme maintenant les écoles. On se demande bien qui cette mesure est censée protéger : les enfants - qui respirent le même air à l'école ou chez eux - ou les pollueurs eux-mêmes - soumis à aucune contrainte supplémentaire malgré la situation ?
Mettre à l'arrêt la ville pour se protéger ?
En France, les consignes sont claires en cas de pic de pollution, il faut limiter les sorties et les activités physiques intenses. Les appliquer ici impliquerait une mise à l'arrêt du pays ou presque une bonne partie de l'année ... Et l'Inde n'est pas la France, il faut comprendre que de nombreuses activités ont lieu en plein air : de la restauration à la réparation de téléphone portable en passant par la vente de fruits et légumes ou au métier de tailleur, y compris au bord des routes proches des émissions de NOx.
Par ailleurs, les logements n'étant pas conçus avec le même souci d'étanchéité qu'en Europe, l'air intérieur présente les mêmes caractéristiques que l'air extérieur. Ici, il n'y a donc pas de refuge .. si ce n'est pour les ménages les plus aisés (un très faible pourcentage de la population), qui habitent des maisons plus étanches et peuvent s'équiper de purificateurs d'air pour assainir leur environnement immédiat.
La généralisation de cette solution individuelle n'est, encore une fois, pas souhaitable. Elle permet seulement une réduction des concentrations et ne filtre pas l'ensemble des polluants. Elle est par ailleurs consommatrice d'électricité. Si la puissance unitaire des équipements est raisonnable (entre 50 et 150 W), les purificateurs doivent fonctionner en permanence et leur nombre doit être adapté à la surface habitable. L'excédent électrique nécessaire à leur fonctionnement générera autant d'émissions issues de la combustion du charbon et s'ajoutera à celles permettant de climatiser les logements.
L'air, un commun méprisé au profit du profit ?
Le ciel bleu, un commun arraché à la plupart des habitants des métropoles indiennes
Les constats sont suffisamment clairs pour agir. En faisant le choix de politiques inadaptées, les responsables politiques privent sciemment les populations de leur respiration, en leur retirant l'air et la visibilité d'un ciel bleu, qui devraient tout deux figurer en premières positions de la longue liste des communs. Rappelons pour finir que que la Chine et l'Inde sont les principaux émetteurs de PM2.5 au monde. Alors que la première a fait des progrès considérables en moins de 5 ans sans renoncer à son économie, la deuxième piétine, voir recule ! L'Inde pourrait simplement s'inspirer de sa voisine pour gagner la bataille contre la pollution de l'air (à condition qu'elle souhaite vraiment la mener) et restituer le ciel bleu à la ville et à ses habitants.