La conception de la ville de Chandigarh a donné lieu a une réflexion profonde sur les déplacements au moment de sa création. Le plan urbain retenu et les infrastructures de mobilité planifiées offrent un socle solide sur lequel l'administration appuie encore aujourd'hui les politiques qu'elle met en œuvre. Mais depuis sa création, la révolution automobile a eu lieu ici aussi. Quid de la révolution des mobilités douces ?
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Quelques mots sur Le Corbusier et la voiture
Difficile de démarrer cet article sans dire quelques mots sur le rapport qu'entretenait Le Corbusier à la voiture, tel qu'il est communément admis. On lui reproche entre autre, de façon factuelle et empirique :
- dans sa volonté d'ordonner la ville et de la rendre fonctionnelle, d'avoir considérablement augmenté les distances notamment entre les lieux de vie et les lieux de travail ;
- d'avoir pensé et donné à voir des visions de la modernité dans lesquelles la voiture occupait une place considérable. Le plan Voisin, du nom du constructeur automobile qui a financé ce projet dans le but de reconstruire la rive droite parisienne, l'illustre à merveille. Si les grattes-ciels cruciformes du Corbu ne verrons jamais le jour en plein cœur de Paris, l'automobile y trouvera toute sa place ...
Le plan Voisin, à Paris (source : Fondation Le Corbusier)
Le Corbusier a sans aucun doute largement alimenté l'imaginaire de la bagnole et contribué à la faire exister, mais son rapport à l'automobile est, semble t'il, plus ambigu. Tout en définissant la ville fonctionnelle dans la charte d'Athènes, certains passages font preuves de discernement et laissent une place non négligeable à des formes variées de mobilité - parfois de manière implicite.
Il a lui même en 1936, avec son cousin P. Jeanneret, participé à un concours de design automobile pour lequel il esquissa la "voiture minimum", légère et fonctionnelle. Le modèle ne séduisant pas le jury, l'aventure du concept car s'arrêta là mais il est intéressant de constater son choix d'un modèle compact et léger (3,75 mètres de long pour 1,85 mètres de large) plutôt qu'un modèle encombrant.
Celui qui pensait en 1941 que l'automobile, au-delà de régler les problèmes de la ville "grâce à la structuration des routes, rétablirait l'harmonie perdue et permettrait la repopulation des campagnes" ( Sur les quatre routes, cité dans "The automobile in Le Corbusier’s ideal cities" ) a parfois fait preuve d'un propos plus nuancé voire contradictoire (mais n'est-ce pas le génie des grands hommes de dire tout et son contraire toujours avec le même aplomb ?).
Aussi, il reconnaît le paradoxe de la situation à New-York, qui dès les années 1920, oblige certains businessmen à laisser leur voiture en périphérie de la ville pour finir leur course en métro.
Son jugement est plus radical encore au moment de la création de Chandigarh et le distingue de son cousin P. Jeanneret qui affirme que "les indiens se prendront de passion pour la voiture". Le Corbusier, lui, faisant le constat que les indiens "utilisent leurs jambes", soutient l'idée d'en faire une ville de marche qui échapperait à la folie de l'automobile que connaît l'Occident (V. Prakash, Chandigarh's Le Corbusier: The Struggle for Modernity in Postcolonial India p.46). Mais les bons mots du Corbu étaient peu compatibles avec son plan et la suite donna raison à P. Jeanneret.
Un plan urbain déterminant des déplacements
Souvenez vous, Chandigarh est organisé en super-blocks de 800x1200m. Ce plan conjugué à l'adoption du réseau de voiries hiérarchiques dit en "V7" va organiser les déplacements de façon durable et malheureusement peu flexible, donnant une place considérable à la voiture.
Une représentation du réseau en v7 appliqué à la réalité
Le principe de ce système est simple, il s'agit d'offrir des voies rapides et plus de fluidité de circulation à l'extérieur des zones d'habitat. Du point de vue de l'automobiliste, le système fonctionne bien, d'autant plus que des feux de circulation complètent le dispositif. Les feux sont, ici, respectés et aujourd'hui les nombreux contrôles de vitesse faits par la police contribuent à l'application des règles.
L'un des principaux avantages de ce schéma de voies de communication est qu'il offre des espaces dédiés aux mobilités douces au sein même des blocs. C'est le cas des V7 dédiées aux piétons et aux vélos. Les V5 et V6, bien que conçues pour la voiture, restent relativement agréables à pratiquer à pied car le trafic y est limité - mais les voitures stationnées sont en surnombre aujourd'hui.
A l'intersection d'une V4 et V5, secteur 30
Les voies de circulation qui composent le quadrillage (V1/V2/V3) sont très fréquentées dans cette ville qui ne cesse de voir le nombre de véhicules motorisés augmenter. Même les V4 qui traversent les secteurs en leur cœur sont aujourd'hui très utilisées, et relativement larges (4 voies souvent sans séparation centrale). Le plus gros défaut du plan originel des infrastructures de déplacement et de sa mise en oeuvre, dont souffre aujourd'hui plus que jamais la ville, est de n'avoir su offrir les perméabilités nécessaires aux piétons et aux vélos pour passer d'un bloc à l'autre en toute sécurité, rendant les franchissements dangereux - nous l'illustrerons plus loin.
La mobilité à Chandigarh, soixante dix ans après la première route
Le Corbusier a, semble-t'il contre ses intentions, dessiné une ville pour la voiture. Le système initial conçu pour offrir la plus grande sécurité aux enfants et aux piétons à une époque où les routes étaient surdimensionnées et surtout peu fréquentées ne tient plus. Il faut dire que l'Inde toute entière à connu une révolution automobile depuis les années 1950.
A Chandigarh, les chiffres d'immatriculation de véhicules motorisés par type entre 2005 et 2015 attestent de ces changements sur les dernières décennies. En 10 ans, on en dénombre plus d'un million, dont 37 % de véhicules à quatre roues. C'est simple, Chandigarh est la ville d'Inde qui compte le plus de véhicules motorisés par habitant ! 86 % des ménages possèdent au moins une voiture ou un deux-roues, et le nombre moyen de véhicules par ménage est de 2,08 en 2009 - ce taux est considérable pour l'Inde et le chiffre est ancien. En toute logique, la ville affiche un taux d'utilisation des transports publics parmi les plus faibles du sous-continent.
Un plan de ville de 3 millions d'habitants déssiné par Le Corbusier - qui fait écho à l'expérience de traversée de Madya Marg (source : MIT)
Résumons : le trafic a, au cours des décennies, fortement augmenté, les routes se sont élargies au détriment des chemins piétons et de nombreux espaces libres sont devenus au fil du temps des parkings. Ce constat sévère n'est pas le mien mais celui établi dans les premières pages master plan 2031, chapitre dédié à la circulation. Et pendant que l'espace réservé à l'automobile gagnait la ville, les infrastructures piétonnes et cyclables initialement prévues n'étaient simplement pas réalisées. Ici comme ailleurs la voiture a mangé la ville.
Et demain, quelles mobilités pour Chandigarh ?
Il faut faire l'expérience des embouteillages à Delhi, Mumbai ou Calcutta pour comprendre ce qu'est de faire quelques dizaines mètres seulement en une heure, pris en otage dans un nuage toxique sous un soleil de plomb et dans un concert de klaxons. La circulation a Chandigarh reste pour beaucoup d'automobilistes exemplaire au regard des circulations des mégalopoles indiennes ou de villes plus petites, mais la situation est de plus en plus critique.
Chandigarh une ville neutre en carbone à l'horizon 2030 !
Dans le cadre du workshop "Future Ready Chandigarh 2030 and Beyond" organisé en octobre 2021, la décision a été prise par l'administration de faire de Chandigarh une ville neutre en carbone à l'horizon 2030. Dans une ville où le principal secteur émetteur de gaz à effet de serre (GES) est celui des transports, il va falloir infléchir une tendance à la hausse, dont les prévisions (aujourd'hui dépassées) anticipaient, selon une étude de 2017 une augmentation de 200 % à horizon 2020, par rapport à 2011.
L'objectif parait ambitieux pour ne pas dire vain, surtout lorsqu'on prend connaissance des recommandations clés dans un article de journal qui fait écho à cette étude :
- la construction d'un métro (qui aurait un coût considérable) ;
- l'utilisation de carburants alternatifs et autres carburants propres (lesquels ?). L'administration est en train de convertir sa flotte de bus à l'électrique ;
- la promotion du transport public, qui seule semble raisonnable mais bien faible ou inefficace.
A l'intérieur d'un bus électrique neuf à Chandigarh
On constate surtout (dans cette étude ou dans le relais qui en est fait ?) l'absence de propositions de report modal vers la marche ou le vélo, qui conduiraient à moins d'émissions carbone comme à la réduction de la pollution de l'air !
Du côté des politiques publiques, les réponses à la décarbonation des déplacements sont variées. Le master plan 2031 et le document UT Chandigarh Action Plan for Climate Change ont bien intégré le report modal comme levier. On note également dans la communication de l'administration, parmi tout un ensemble de mesures, la volonté de généraliser les pistes cyclables dans la ville, sur le modèle des secteurs situés les plus au nord. La création de "green corridors", destinés aux piétons et cyclistes est envisagée par le master plan 2031 (p60).
La liste des bonnes intentions est faites leur caractère opérationnel est souvent manquant. Et les priorités ne semblent pas clairement définies, ce qui produit des situations qui interrogent, comme ici dans le domaine de la qualité de l'air : "As an initiative to clean air, Chandigarh is declared as smoke free zone. Nobody is allowed to smoke in public areas". Ceci prête, dans le meilleur des cas, à sourire mais quand on connaît l'ampleur du problème et ses causes réelles, interpréter la mesure comme une diversion est une autre option.
Il est clair que des freins importants à la mobilité douce sont aujourd'hui identifiés. Revenons sur deux d'entre eux.
Ce piéton qu'on ignore (ou qu'on maltraite)
Le premier est sans aucun doute les règles de circulation qui prévalent en Inde et qui déconsidèrent totalement le piéton. Dans la préface de son ouvrage sur le patrimoine architectural d'Ahmedabad (A walking tour Ahmedabad. Sketches of the City's Architectural Treasures), l'urbaniste Matthijs van Oostrum donne quelques conseils à son lecteur. Son avertissement est aussi juste que synthétique, je vous en propose une traduction :
"Les déplacements s'organisent autour d'une hiérarchie très claire et de nombreux coups de klaxon. Les vaches sont sacrées et donc en haut de la hiérarchie. Viennent ensuite les bus, les camions, les voitures et les rickshaws. En tant qui piéton, vous êtes en bas de cette hiérarchie, alors n'attendez pas que quelqu'un s'arrête pour vous."
Cela se traduit à Chandigarh comme ailleurs par une augmentation du nombre d'accidents avec des morts toujours plus nombreuses de piétons et cyclistes. La conjonction de cette règle avec le peu d'infrastructures présentes et leur piètre qualité sont des facteurs aggravants.
A titre d'exemple, en vidéo ci-dessous, voici l'unique possibilité de traversée Madya Marg (une des artères principales de la ville) pour rejoindre le secteur 18 depuis le secteur 8, en son centre. L'alternative est de rejoindre une extrémité du secteur (située à 400m !) pour traverser au feu. La localisation de ce franchissement, en ligne droite et à 400m du feu précédent implique que les véhicules sont à pleine vitesse. Le piéton est libre, lui, de trouver le meilleur moment pour traverser cette 2 x 2,5 voies. Il pourra si nécessaire stationner, parfois plusieurs minutes, au centre entre des plots métalliques et avec d'autres piétons comme autant d'obstacles supplémentaires sur cette bande large d'un mètre environ en attendant que le flux de circulation lui permette de poursuivre sa traversée ...
La traversée des V2/V3 (ici Madya Marg), une épreuve quotidienne
A ce premier frein culturel, s'ajoute un frein sociologique. La marche ou le vélo sont considérés comme des moyens de transport de pauvres. En effet, aujourd'hui, seuls les plus pauvres marchent ou pédalent. Les autres achètent des voitures, si possible grosses (je n'ai jamais vu une telle concentration de SUV) et effectuent l'ensemble de leurs déplacements avec. Une récente enquête du National Family Health Survey indique que 44 % des femmes et 34,4 % des hommes sont en surpoids et que 25 % des femmes et 30,6 % des hommes ont une pression sanguine très élevée (hypertension).
La richesse économique de la ville et l'automobile ne sont bien entendu pas étrangers à ces phénomènes ... Mais ici aussi, on commence à voir des cyclistes sportifs et une frange de la population se préoccupe de son bien-être physique. Peut-être des signes avant coureur d'un certain changement ?
Chandigarh pour offrir un nouveau modèle de mobilité à l'Inde ?
On peut regarder ce qu'il se passe en Europe pour entrevoir la possibilité de quelques transformations et particulièrement notre pays habité par des français que l'on sait râleurs et réfractaires aux changements (surtout lorsqu'on touche à l'automobile) - c'est du moins ce que disent les clichés. Mais appliquer les recettes occidentales en Inde serait faire fausse route tant le contexte culturel, sociologique mais aussi climatique est différent.
Sarovar Path au niveau du secteur 8, un exemple de cohabitation de la voiture et des cyclistes
Il ne fait aucun doute pourtant que les transformations observées dans de nombreuses villes pionnières en termes de mobilité et à l'échelle mondiale, sont également possibles à Chandigarh et que c'est précisément ici qu'il faut qu'elles aient lieu. D'abord parce que la morphologie urbaine le permet, et c'est exceptionnel dans les villes indiennes, mais aussi car la culture urbaine qui domine est un terreau fertile pour engendrer ce type de transformation. Listons les principaux atouts de la ville :
- d'abord, elle est très contenue. Le plan orthogonal fait 9 km de long sur 7 de large. Cela signifie qu'il est possible de traverser la ville à pieds en moins de deux heures ;
- la logique sectorielle dessinée par Le Corbusier repose sur une offre de services de proximité, autrement dit sur le concept de "la ville des courtes distances" ou de son dernier avatar, la "ville du quart d'heure". Si l'usage et le temps ont pu altérer l'idée d'origine, la structure urbaine reste inchangée et donc propice aux déplacements de courtes distances.
- la ville dispose d'espaces verts abondants et structurants qui dessinent déjà des parcours piétons, souvent tenus à distance du flux de circulation motorisée et les rendant très agréables ;
- de nombreux arbres agrémentent les parcours piétons, et ce pas seulement dans les parcs mais aussi le long des voies de circulation. La ville est très verte et la végétation haute est très utile pour se mettre à l'abri du soleil ;
- dans le cadre de son programme Smart City, la ville vient de déployer des stations vélos en libre service, nommées Smart Bike.
- enfin, les pistes cyclables parallèles aux V2/V3 (sur lesquelles je reviendrai dans un prochain article) sont, pour la plupart, sécurisées et surtout sont arborées, offrant ainsi l'ombre nécessaire aux cyclistes en plein cœur de l'été.
Il y a quelque mois, le Rail India Technical and Economic Service (RITES) a été chargé d'élaborer un plan de mobilité à l'échelle de la Tricity, incluant donc les villes de Chandigarh, Mohali, Panchkula, pour développer une vision à horizon 2041. Les premiers résultats devraient être communiqués dans les prochains mois.
Nous verrons à ce moment là quelles actions opérationnelles seront programmées pour atteindre l'objectif de neutralité et qu'elle part sera donnée à la mobilité douce. Nous verrons aussi comment l'administration compte s'y prendre pour rendre la marche et le vélo désirables, condition sine qua none au changement ...