Chandigarh en résistance

Ville nouvelle et symbole du modernisme indien, Chandigarh a vu se développer des poches de résistances, bien présentes et souvent même menacées. Revenons sur 3 d'entre elles : le Rock Garden, les villages - dont celui de Burail est le plus emblématique et les bidonvilles qui font aujourd'hui encore l'actualité.

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Le Rock Garden, la construction d'un autre idéal

Nek Chand Saini est un homme ordinaire. Né en 1924 au Punjab, dans le tehsil de Shakargarh, Pakistan, il est, comme 15 millions de personnes, déplacé en 1947 durant la partition. Lui aura la chance de finir sa route (la partition faisant 1 million de victimes) en rejoignant le Panjab indien, où il deviendra inspecteur des routes pour l'administration de Chandigarh dès 1951 - poste qu'il occupera pendant 40 ans.

Et c'est dans le "prestigieux" secteur 1 en devenir, à quelques centaines de mètres seulement de la Haute Cour, que Nek Chand créé une œuvre parallèle à celle de Le Corbusier, sur un terrain illégalement occupé. Il accumule, dans son camp de base, de nombreux déchets et reliques de matériaux de chantiers qu'il glane ici et là lors de ses inspections ainsi que des minéraux des proches Shivalik. Le premier squatteur de la ville laisse alors libre cours à son imagination. Sur près de 16ha (aujourd'hui), il accueille des créatures en tous genres, des formes humaines animales et divines, qu'il sculpte lui-même en recyclant les matériaux de récupération.

Le Rock Garden de Chandigarh, le site le plus touristique de la ville

Le Rock Garden de Chandigarh, le site le plus touristique de la ville, secteur 1

La "cité idéale" de Nek Chand offrait alors une composition bien différente de celle qui se jouait dehors sous les traits du Corbu : minérale mais faite de matériaux de récupération, toute en courbes en lieu et place d'angles droits, d'une organisation moins formelle et habitée d'une grande diversité d'êtres alors que la ville accueillait essentiellement des agents administratifs. La végétation est peut-être le fil conducteur reliant le projet de Corbu à celui de Nek Chand.

En 1975, la zone occupée par l'inspecteur des routes est découverte par les autorités locales qui décident la légalisation. Et en 1983, le titre de Sub-Divisional Engineer, Rock Garden est donné au fondateur du projet qui est désormais payé pour poursuivre son travail avec l'aide d'une équipe de 50 personnes - donnant lieu à des agrandissements successifs. Mais la reconnaissance de l'administration n'était pas si pérenne :

  • en 1990, elle souhaite faire passer une route dans le jardin, impliquant une destruction partielle de l'œuvre. C'est un mouvement de foule, mobilisée contre la destruction, qui arrête les bulldozers et finalement fait barrage au projet routier.
  • quelques années plus tard, en 1996, le jardin est saccagé lors d'un séjour de Nek Chand aux États-Unis pour présenter son œuvre - la ville ayant licencié des ouvriers chargés de l’entretien et du gardiennage peu de jour après son départ ... Mais la notoriété de l'artiste est telle que la mobilisation devient alors internationale, le parc est restauré et une association chargée de sa préservation est créée.

Les créatures du Rock Garden de Chandigarh - secteur 1

Les créatures du Rock Garden de Chandigarh - secteur 1

Ce qui est aujourd'hui la principale attraction touristique de Chandigarh est aussi probablement le premier lieu de résistance - bien que l'artiste ait toujours adopté une attitude très humble et se soit toujours tenu à l'écart de considération politique voire artistique. Son humilité comme son art ne sont d'ailleurs pas sans rappeler celui, antérieur, du facteur Cheval en France.

Alors que Le Corbusier a passé sa vie entière à chercher le moyen de concilier son art à l'architecture - ce que lui a finalement offert pleinement Chandigarh, l'inspecteur des routes indien, aux ambitions certes plus mesurées et avec une expression moins sophistiquée, a eu la chance de trouver la voie avec une aisance remarquable. Les deux personnages auront contribué au rayonnement international de la ville.

Burail, l'incarnation de la résistance villageoise

A son arrivée sur le site de la future ville nouvelle, Le Corbusier s'extasie de la beauté des paysages. Il écrit à sa femme, "Nous sommes sur le terrain de notre ville, sous un ciel admirable au milieu d’une campagne de tous les temps [...]". Ce paysage bucolique qui le fascine autant est pourtant amené à disparaître pour devenir ville, ce dont il a tout à fait conscience (source Maristella Casciato).

Et cet effacement des villages est documenté lui-aussi. On trouve, dans le musée de l'Architecture de la ville, l'appendice A d'un document d'archive qui dresse l'inventaire des villages acquis pour la réalisation de la nouvelle capitale ("New capital site"). La liste en dénombre 60, déclinant pour chacun d'eux nom, surface totale et surface cultivée. La surface totale représente 34 286 acres (unité supposée - cela représentant 138 km² d'acquisition) et la surface cultivée 70 % du total !

Emplacement de la future ville de Chandigarh, 1951. CCA. ARCH264635 - Photo de Pierre Jeanneret

Emplacement de la future ville de Chandigarh, 1951. CCA - Photo de Pierre Jeanneret (source CCA)

A l'époque, l'administration qui souhaitait contrôler et réglementer les constructions dans la nouvelle capitale a sanctuarisé une zone tampon de 16 km environ autour du Master Plan d'origine, dans le but de n'autoriser les constructions qu'à usage agricole et de maintenir une ceinture verte autour de la ville. Cela s'est matérialisé par la promulgation de The Punjab New Capital (Periphery) Control Act, 1952.

En acceptant ce principe d'acquisition par le gouvernement, les villages se soumettaient à son autorité. En phase II du développement de la ville, 6 villages, situés dans la grille sectorielle, ont par des pirouettes politiques (The Corb's capitol, Sangeet Sharma, A3Foundation Chandigarh) fait le choix de conserver une forme de souveraineté : Burail (secteur 45), Attawa (secteur 42), Buterla (secteur 41), Badheri (secteur 41), Kajheri (secteur 52) et Palsora (secteur 55). 17 autres villages ont fait le choix d'un régime similaire dans le périmètre de l'Union Territoriale (hors plan orthogonal).

De facto, les villages situés dans le périmètre de la ville nouvelle ont été soumis à de nouvelles règles. Mais en conservant leur autonomie et leur propre instance décisionnelle - le Panchayat, les "villages souverains" sont restés à l'écart des règles de construction qui régissaient et régissent encore le développement de la ville, Punjab Capital (Development and Regulation) Building Rules 1952. Ce qui en fait des objets identifiables vu du ciel - voir illustration ci-dessous. Vous pourrez retrouver les plus importants villages de Chandigarh depuis les images satellites de googlemaps.

Le village de Burail vu du ciel - secteur 45

Le village de Burail vu du ciel - secteur 45

Le quartier de Burail est le plus emblématique d'entre eux. Burail, c'est 35 ha d'un secteur qui en compte 100. Burail c'est un carré orienté sur un axe nord-sud, dont 2 arêtes sont amputées par un axe routier inter-sectoriel. Burail, c'est une épine dans le pied de l'administration ...

Son plan détonne, sa densité impressionne et l'atmosphère qui s'y dégage est bien différente de celle de la ville. Bien qu'il soit difficile de trouver les traces de l'histoire ancienne de Burail en y déambulant, c'est un ancien village Mohgol de près de 900 ans sur lequel un fort avait été édifié - il en reste aujourd'hui des tours. Burail, avait bien fait l'objet d'une acquisition (le nom du village, mal orthographié en Burial, est visible dans la liste préalablement évoquée), mais quelques manœuvres politiques ont permis à l'ancien village de garder une autonomie constructive.

Le village de Burail, à hauteur d'hommes - secteur 45

Le village de Burail - secteur 45 ❶ la densité vue d'une rue, ❷ des rues étroites "fermées" par des balcons, ➌ un quartier spécialisé dans le commerce de pneus

Si, lors l'achat du village, 80 % des terres étaient cultivées, il ne reste aujourd'hui à Burail évidemment aucune culture et la présence végétale est réduite au strict minimum. Le développement de la ville s'est effectué par utilisation de chaque mètre carré au sol d'abord et en hauteur ensuite, sans respect d'aucune règle constructive : des balcons de logements en face à face se touchent presque, certains rez-de-chaussé sont quasiment aveugles tant peu de lumière naturelle y parvient, privés de lumière certaines rues pourraient être qualifiées d'insalubres. Burail, c'est pour moi et peut-être un peu de manière caricaturale, un morceau d'Inde à Chandigarh ... La vie du quartier le plus dense de la ville, avec sa forte population et ses commerces est riche en intensité. A l'exception des voiries extérieures (les arêtes du carré), aucune voiture ne peut pénétrer dans les rues trop étroites du quartier, ce qui en fait le premier quartier piéton de la ville. Mais, à l'exception de ses habitants, personne n'y met vraiment les pieds. C'est un espace de relégation, inconnu ou ignoré de la plupart des habitants.

Seul le marché aux pneus et pièces détachées d'automobiles situés sur les boulevards extérieurs est en mesure d'intéresser au-delà du quartier.

Le village du Burail, à hauteur d'hommes - secteur 45

Le village de Burail- secteur 45 ❶ une rue du quartier, ❷ tour à l'abandon, trace du fort de Burail, ➌ des travailleurs du bâtiment

La création de la Municipal Corporation of Chandigarh (MCC) en juillet 1994, a conduit les "villages" de Burail, Badheri, Attawa, Hallomajra, Palsora, Dadumajra, Maloya, Kajheri et Buterla à rejoindre l'administration. Mais leur intégration reste partielle et les règles constructives restent distinctes (voir Chapitre Villages du Master Plan 2031). Les villages sont aujourd'hui un enjeu majeur de développement qui se heurte à des problèmes de gestion importants voire insolubles : risques d'incendies, inaccessibilité des services d'urgence, problème d'hygiène et de collecte des déchets, constructions (structurellement) non sécurisées et souvent mal aérées / mal éclairées, installations de tour-relais mobiles sauvages, installations électriques dangereuses, changements (illégaux) de destination des bâtiments, prolifération des marchands de sommeil, ...

Bien que sa présence ici soit bien singulière, Burail ressemble à de nombreux quartiers que l'on trouve à Delhi ou ailleurs en Inde. Ce qui peut se rapprocher de la norme dans la plupart des villes indiennes est ici une résistance identifiable, identifiée et à laquelle l'administration souhaite mettre fin par absorption, si tant est que cela soit possible.

De la résistance à la subsistance, les bidonvilles

Dans une société aussi inégalitaire que l'Inde, aucune ville de ne peut s'affranchir de la pauvreté. Et bien qu'étant une des villes les plus riches du pays, Chandigarh est elle-aussi concernée par ce phénomène et son corollaire, l'habitat informel - les jhuggis. La ville connait une croissance démographique fulgurante. Elle offre, à quelques centaines de kilomètres de Delhi, une qualité de vie sans commune mesure avec la capitale. Devenue très prisée, y compris des familles aisées Delhiites et Mumbaiites, la ville a vu ses valeurs foncières et immobilières augmenter très fortement les dernières décennies. L'augmentation est telle que de nombreux habitants se sont déplacés dans les villes de Panchkula et Mohali, où les prix sont plus raisonnables et les règles constructives moins strictes et ouvertes à la promotion privée (comprendre que ça construit vite et parfois n'importe comment).

Les plus démunis, eux, ne peuvent espérer habiter légalement quelque part - ni à Chandigarh ni même dans ses villes banlieues. Ils s'installent donc au plus près de leur lieu de travail dans des espaces vacants permettant leur installation : au sein de certains secteurs tels que le 25, le 38 ou le 53, ou en périphérie du côté du village de Manimajra et de la zone industrielle à l'est de la ville.

Un bidonville situé dans le plan othogonal - secteur 25

Un bidonville situé dans le plan othogonal - secteur 25

C'est dans cette dernière zone que les buldozzers ont été envoyés le 1er mai 2022, en présence de 2 000 policiers et 10 magistrats afin d'y détruire le plus grand et le plus ancien bidonville de la ville, la "Colony No. 4" accueillant environ 5 000 habitations de fortune et environ 25 000 personnes. En février, l'administration y avait placardé une injonction à libérer la zone :

"This colony is illegal and will be demolished within two months. It is hereby ordered to vacate it"

Et en prévision de la destruction, l'administration a pris soin d'interdire les rassemblements de plus de 5 personnes à moins de 500 mètres de la zone concernée. Le dispositif explique sans doute que la destruction s'est déroulée dans le calme.

Par voie de presse, l'administration assure avoir relogé 2 500 familles sur la base de critères de revenus détérminés lors d'une "recensement biométrique" - l'Inde s'est illustrée par la mise en place de l'Aadhaar Card en 2010.

L'administration s'est dotée du Chandigarh Small Flats Scheme-2006 pour assurer un relogement aux familles expulsées. Et c'est ainsi que les délogés trouveront refuges dans des logements collectifs de la Rehabilitation Colony de Maloya (en échange d'un loyer), située à 10 kilomètres de là, en périphérie et à l'opposée de la ville. Au regard des chiffres communiqués, la moitié seulement des familles semble en profiter !

Après avoir rasée la "Colony No. 5" en 2013 qui réunissait 7 000 habitations (à l'époque, le plus gros bidonville), l'administration poursuit ainsi son travail de reconquête de terres en appliquant son programme "Chandigarh slum free". Avec la destruction de la colonie N°4, c'est 26 ha qu'elle récupère par la force pour en faire un parc urbain et intégrer la zone au Master Plan selon les dires d'un élu.

Le coût humain d'un tel programme est énorme et les résultats incertains. Mais l'administration est determinée à poursuivre en visant désormais les jhuggis de Shahpur Colony - secteur 38 et Kabadi Colony à Maloya. La Haute Cour de Justice de l'Haryana et du Punjab ont été saisies. Elles ont évoqué l'article 21 de la Constitution Indienne portant sur les droits humains pour justifier l'occupation illégale d'espace pour se loger, laissant présager une période d'incertitude avant les prochaines destructions.

Face à cette violence, d'autres pistes plus douces et pragmatiques sont évoquées par les urbanistes et architectes de la ville, telles que :

  • la légalisation, dans les slums, des logements décents et une amélioration des infrastructures et des connexions réseaux les desservant
  • la construction de logements de substitution sur le même site
  • ou bien encore l'implication des habitants des bidonvilles dans la planification de logements pour les pauvres

Rue d'un bidonville situé dans le plan othogonal - secteur 25

Rue d'un bidonville situé dans le plan othogonal - secteur 25

Il semble que ces propositions ne se soient jamais matérialisées. Dans un marché contrôlé par le gouvernement, la mise à disposition d'une offre de logements adaptée aux pauvres ne semble pas utopique. Rappelons qu'en son temps l'administration et Le Corbusier avaient voulu et conçu une offre adaptée au péons. Les priorités urbaines auraient-elles changées ?

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